XIV
UN ENDROIT TERRIBLE

L’escalier à vis dont les marches de pierre menaient jusqu’au sommet des remparts paraissait sans fin. Tandis que Bolitho, à bout de souffle, se précipitait vers la saillie où de la fumée s’élevait encore vers les étoiles, il entendit un concert de clameurs qui s’amplifiait, des cris, les tirs sporadiques des mousquets, une trompette qui sonnait la charge. Les mortiers d’Inch s’étaient tus pile à l’heure convenue. Sans ce minutage précis, un nouveau tir de l’Hekla aurait tout aussi bien tué les marins avant qu’ils eussent atteint leur objectif.

Plus bas, là où le canot avait accosté la jetée, Bolitho entendit d’autres gens crier, des ordres que l’on aboyait. L’une après l’autre, les chaloupes s’engouffraient par l’entrée et les hommes sautaient avant même d’être contre le quai.

L’air était frais. Allday toujours à son côté, il se retrouva sur la plate-forme de la batterie principale. Il apercevait la petite tour centrale, les silhouettes bien alignées des grosses pièces, des silhouettes qui semblaient surgir de toutes parts à la fois.

Les soldats espagnols avaient enfin compris que l’explosion terrible qui les avait réveillés n’était pas due au mortier. Ils jaillirent du donjon, tirant et rechargeant en courant ; quelques balles se perdaient dans la nuit tandis que d’autres abattaient un marin ou faisaient jaillir des cris de douleur dans l’ombre, près des remparts.

Bolitho agita son sabre en direction de Bickford, qui arrivait en haut des marches à la tête de son détachement et manqua tomber contre deux cadavres enlacés.

— La tour, vite !

Sans répondre, Bickford traversa en courant l’espace libre. Sa bouche faisait comme un trou noir tandis qu’il hurlait pour entraîner ses hommes derrière lui.

Bolitho s’arrêta pour essayer de distinguer ce qui se passait dans l’escalier. Mais où était Lucey ? Il aurait déjà dû arriver pour leur apporter du renfort et aller s’emparer de la cour qui se trouvait de l’autre côté, en contrebas. Des coups de feu éclataient toujours, des flammes jaillissaient près du mur intérieur, il entendait des cliquetis d’acier interrompus parfois par des cris brefs ou des jurons.

— Le canot de rade les a suivis à l’intérieur ! cria Allday en agitant son coutelas par une grande embrasure, les gars de Mr. Lucey se battent avec eux !

Quelques-uns d’entre eux avaient commencé à monter l’escalier, les autres se battaient toujours au corps à corps sur la jetée contre l’armement du canot, mais on ne voyait rien de ce qui se passait en bas.

Quelqu’un poussa un cri d’encouragement ; Bolitho aperçut une silhouette basse sur l’eau entrer à son tour dans le passage et entendit Allday s’exclamer, tout content :

— La yole, monsieur, c’est sacrément pas trop tôt !

Ce renfort suffit à venir à bout du canot de rade, et ses hommes, pris en tenaille, se mirent à jeter les armes, leurs voix bien vite couvertes par les cris de joie des marins.

Pourtant, le retard causé par l’arrivée inattendue du canot ennemi avait coûté à Bolitho les précieuses minutes dont il avait besoin pour atteindre l’autre escalier, celui qui menait à la cour. Tandis qu’il faisait signe à ses hommes de foncer, à grand renfort de moulinets, il entendait des volées de balles s’enfoncer dans de la chair ou briser des os tout autour de lui.

Les marins hésitaient ; certains s’arrêtèrent sur les marches malgré la poussée de ceux qui suivaient.

— Allez, Allday, cria Bolitho, c’est maintenant ou jamais !

Brandissant son grand coutelas, Allday ordonna aux marins :

— On y va, les gars, faut aller ouvrir la porte à ces cabillots !

Et ils repartirent à l’assaut. A côté de Bolitho, un homme tomba en poussant un hurlement déchirant, le cou percé de part en part par une baguette de mousquet. Le soldat avait dû être tellement affolé par la chaleur du combat qu’il avait oublié de la retirer du canon après avoir rechargé.

Subitement, il eut l’impression que des silhouettes surgissaient de partout et ce fut le corps à corps. Des hommes tournaient sur eux-mêmes, tombaient dans le sang de leurs camarades. Bolitho vit un officier espagnol sabrer un marin et se ruer sur lui. Il sortit un pistolet de sa ceinture et tira. L’éclair lui laissa le temps d’apercevoir le vol plané que fit la calotte crânienne de l’officier avant d’aller s’écraser contre le mur avec des lambeaux sanguinolents.

Lucey le dépassa, secoué de sanglots, les mâchoires serrées. La horde des marins déchaînés le poussait irrésistiblement en avant.

— Voilà les marches ! cria Allday.

Il donna un grand coup de couteau à un homme agenouillé près du mur, qui rechargeait peut-être son mousquet ou s’apprêtait à s’en servir comme d’une béquille après avoir été blessé. Il tomba raide sans le moindre soupir.

Une lanterne brûlait dans la cour intérieure, et Bolitho aperçut en descendant l’escalier quatre à quatre un groupe de soldats qui se formaient en ligne pour résister. Certains n’étaient qu’à moitié vêtus, d’autres étaient couverts de poussière ou d’éclats de peinture arrachés par le bombardement, évoquant des ouvriers dans un moulin.

Un officier dégaina son sabre, les mousquets envoyèrent une volée de balles. Quelques marins tombèrent, tués ou blessés, mais le tir avait été très imprécis et les soldats n’avaient plus le temps de recommencer.

Ce fut une fois de plus le corps à corps, le sang giclant indifféremment sur le vainqueur ou le vaincu, et nul ne pouvait penser à rien d’autre qu’à tuer et à survivre.

Bolitho aperçut du coin de l’œil l’aspirant Dunstan, celui qui commandait la yole, conduire sa troupe le long du mur incurvé, vers la grosse porte massive à double battant. Un soldat se jeta sur lui et le visa à bout portant, mais son pistolet fit long feu et, avant que l’Espagnol malchanceux eût eu le temps de reculer, il fut touché par un grand gaillard de canonnier. Des marins qui passaient lui infligèrent plusieurs autres blessures.

— Regardez donc, capitaine ! fit Allday, tout essoufflé. Mr. Bickford a pris le donjon !

Il avait le visage levé, ses dents luisaient et Bolitho aperçut en haut du rempart quelqu’un qui agitait une lanterne, là où, quelques heures plus tôt, le drapeau espagnol les narguait encore.

A cet instant, les portes s’ouvrirent en grand et, tandis que Bolitho courait maladroitement sur le sol inégal, il comprit brutalement qu’il n’y avait personne derrière.

— Bon sang de bois, fit Allday, mais où donc sont passés ces foutus cabillots ?

Des soldats arrivaient en courant d’une autre porte percée au pied du rempart intérieur. Au commandement, ils ouvrirent le feu entre les lignes de leurs camarades dont les rangs s’étaient clairsemés. Puis, mettant baïonnette au canon, ils s’avancèrent au-devant des assaillants.

Bolitho leva son sabre :

— Tenez bon, mes gaillards !

Entendant sa voix, ses hommes se regroupèrent pour parer à cette nouvelle menace. Il ne comprenait pas lui-même comment il parvenait à rester si calme. Mais pourquoi les fusiliers de Giffard n’étaient-ils pas là ? Ses forces, déjà limitées, étaient maintenant coupées en deux. Bickford tenait certes le donjon mais, sans la partie basse ni la cour, il se retrouvait prisonnier plus que vainqueur.

Dans un grondement, hurlant comme de beaux diables, les soldats alignés s’avançaient sur eux. Ceux des marins qui avaient des piques pouvaient lutter à armes égales contre les baïonnettes, mais les malheureux qui ne possédaient qu’un coutelas mouraient l’un après l’autre et leurs cadavres restaient debout, pressés qu’ils étaient entre les combattants.

Bolitho blessa au cou un soldat dont le visage se tordit dans une grimace horrible et qui tomba, emporté par la masse. Un autre tenta de lui porter un coup de baïonnette à l’épaule, mais disparut, atteint par une pique.

Pourtant, la ligne se rompait. Alors qu’il essayait de se frayer un chemin jusqu’à l’autre côté, il entendit un hurlement déchirant et vit l’enseigne de vaisseau Lucey tomber sur le ventre, tandis qu’un soldat de forte taille se tenait les jambes écartées au-dessus de lui, mousquet levé. A la lueur de la lanterne, Bolitho vit le sang dégouliner de la lame que le soldat accompagnait de toute sa force. Un nouveau hurlement, le soldat avait posé un pied sur le dos de l’enseigne, mais, même ainsi, n’arrivait pas à arracher son arme du corps.

Et Lucey était toujours vivant, il criait comme une femme à l’agonie.

— Mon Dieu ! laissa échapper Allday.

Il s’avança sur les pavés et son coutelas balaya l’air en arc de cercle. Avant d’avoir compris ce qui lui arrivait, le soldat prit la lame en travers de la bouche et émit un gargouillement bizarre au moment où elle se frayait dans la chair un chemin entre les os.

Mais tout cela ne servait à rien. Levant le bras devant lui, Bolitho para le sabre d’un soldat et lui enfonça le sien sous l’aisselle. Son bras s’engourdissait, il pouvait à peine le lever. Désespéré, il aperçut près de la porte deux marins reconnaissables à leurs nattes qui se rendaient.

Il revit en quelques secondes tout ce qui les avait amenés ici : son amour-propre, ou simplement de la vanité ? Tous ces hommes dont il était responsable étaient morts ou blessés. Au mieux, ils achèveraient leur existence de façon misérable, sur une galère espagnole ou dans quelque prison humide.

Les soldats firent halte puis se retirèrent à un nouvel ordre. Laissant les cadavres et les blessés au centre de la cour, ils reformèrent leurs lignes après avoir reçu le renfort d’autres Espagnols arrivés de la partie basse de l’ouvrage.

Bolitho laissa retomber son sabre et se tourna vers les quelques rescapés qui l’entouraient. Les hommes haletaient, s’accrochaient les uns aux autre pour se soutenir, en attendant leur exécution. Et cette exécution était imminente, sauf s’il décidait de se rendre.

Mais il entendit une voix rude en bas :

— Première ligne, genou en terre !

Il crut une seconde que l’officier espagnol donnait ses ordres en anglais pour ajouter à son désespoir.

— Pointez ! continua celui qui les commandait.

L’ordre de faire feu lui échappa : il se perdit dans la salve de mousquets ; il vit seulement les soldats espagnols tomber dans le plus grand désordre sous la volée meurtrière.

C’était bien sûr Giffard. Il l’avait entendu des dizaines de fois sur la dunette, à l’exercice ou lors de cérémonies. Giffard, énorme, tonitruant, pompeux en diable, un homme qui n’aimait rien tant que mettre en avant ses fusiliers, comme à présent.

Sa voix sonnait comme une trompette et, sans le voir, caché comme il l’était par le portail, Bolitho se l’imaginait sans peine.

— Fusiliers, en avant, marche !

C’était la fin d’un effroyable cauchemar.

Les fusiliers étaient arrivés, aussi impeccables que s’ils défilaient, avec leurs baïonnettes qui brillaient à la lueur de la lanterne, leurs baudriers qui tranchaient sur les ombres. Les hommes du second rang suivaient dans un ordre rigoureux et étaient en train de recharger après la première salve, tandis que le sergent Boutwood, porte-drapeau, battait la mesure.

Les crosses des mousquets claquèrent sur les pavés et, presque soulagés, les Espagnols se regroupèrent près des marches, peu désireux désormais d’en découdre.

Giffard claqua des talons.

— Halte !

Puis il fit demi-tour, présenta son sabre avec un panache qui aurait ravi le roi George soi-même.

Il se tenait parfaitement immobile, et Bolitho repéra quelques détails qui s’assemblaient comme les éléments d’un tableau. Le claquement de bottes de Giffard, l’odeur de rhum qui flottait dans son haleine, un marin blessé qui se traînait lentement dans le cercle de lumière, comme un oiseau désailé.

— ’vous rends compte de l’arrivée de mes fusiliers, monsieur ! aboya Giffard, effectif au complet – il reposa son arme qui descendit dans un sifflement. A vos ordres, monsieur !

Bolitho le regarda plusieurs secondes sans dire un mot.

— Merci, Giffard. Mais si vous aviez retardé encore un peu votre assaut, vous auriez trouvé les portes fermées sous votre nez, j’en ai bien peur.

Giffard se retourna, son lieutenant adjoint s’occupait de surveiller les prisonniers.

— J’ai entendu les explosions, monsieur, j’ai vu des mousquets tirer en haut du rempart, et j’ai alors tout compris – on sentait le reproche. Vous n’auriez pas pu vous emparer du fort sans mes fusiliers, monsieur. Pas après avoir passé une journée en plein soleil, n’est-ce pas ?

— Vous n’avez pas reçu mon message ?

— Non, répondit-il en hochant la tête, nous avons entendu des tirs de mousquet du côté de la plage, mais l’endroit est bourré de tireurs isolés et de bandits. J’en ai fait pendre un cet après-midi : ce gaillard essayait de voler nos rations !

— L’enseigne de vaisseau Calvert devait vous faire part du plan d’attaque, fit lentement Bolitho.

— Il est sans doute tombé dans une embuscade, répondit Giffard en haussant les épaules.

— Sans doute…

Bolitho essayait de ne pas penser à la peur qu’éprouvait Calvert.

Giffard se retourna pour examiner les marins épuisés, à bout de souffle.

— Mais on dirait que vous vous en êtes fort bien sorti sans notre aide, monsieur – il se mit à sourire. Cela dit, rien ne remplace un peu de discipline et de sang-froid quand vient l’heure de se battre !

Bolitho leva les yeux vers la tour. La plupart des fenêtres et des meurtrières étaient éclairées. Il avait encore tant de choses à régler d’ici à l’aube. En se frottant les yeux, il vit soudain qu’il avait toujours son sabre à la main, ses doigts lui faisaient mal comme s’il n’allait jamais réussir à le lâcher. Il remit la lame au fourreau.

— Assurez-vous des prisonniers et faites porter les blessés dans les bâtiments du bas. La Coquette et l’Hekla entreront dans la baie aux premières lueurs, et nous avons des tas de choses à faire d’ici là.

Bickford descendait les marches et vint le saluer :

— Toute résistance a cessé, monsieur.

Son regard tomba sur le cadavre de Lucey qui avait toujours sa baïonnette plantée dans le dos, comme pour le clouer au sol.

— Mon Dieu, murmura-t-il d’une voix tremblante.

— Je vous félicite, monsieur Bickford – il se dirigea lentement vers les marches, tendu comme un ressort de détente. Puisque vous êtes le seul officier encore vivant…

— Non, monsieur, répondit Bickford, Mr. Sawle est sain et sauf, votre canot l’a repêché, ainsi que Mr. Fittock.

Bolitho se détourna pour regarder le corps de Lucey. Comme c’était étrange : tous les Sawle de la terre réussissaient à survivre, alors que les autres… Il chassa ces pensées et ordonna :

— Occupez-vous de nos blessés et rappelez les canots. Je veux que l’on garde l’œil sur le brick, au cas où il tenterait de s’enfuir avant le jour.

— Nous pourrions l’envoyer par le fond, monsieur.

— Non, je ne le veux pas. Nous sommes à Djafou, monsieur Bickford, ces gens-là n’ont pas d’autre endroit où aller.

Quelque chose le retenait encore sur les marches couvertes de sang, alors qu’il lui fallait rester ici pour voir le commandant de la garnison et régler une liste interminable de problèmes avant l’arrivée de l’escadre.

Giffard semblait lire dans ses pensées. Autre chose bizarre, Bolitho ne l’avait jamais considéré comme quelqu’un de très imaginatif.

— Voulez-vous que j’envoie quelques-uns de mes hommes chercher l’aide de camp, monsieur ? — et il attendit en se balançant d’un pied sur l’autre. Je peux y envoyer une section.

Bolitho imaginait Calvert ainsi que ses quatre compagnons, quelque part dans l’ombre, terrorisés, livrés à eux-mêmes. Il vaudrait mieux qu’ils fussent morts plutôt que de tomber entre les mains des indigènes tels que les décrivait Draffen.

— Je vous en saurais gré – et il ajouta en se forçant un peu : Mais ne risquez pas la vie de vos hommes sans motif, monsieur Giffard.

— Ils obéiront aux ordres, répondit le fusilier en souriant timidement, comme s’il était plus à l’aise lorsqu’il gardait le ton pompeux qui lui était habituel. Mais je fais donner cet ordre immédiatement.

Le donjon était occupé pour l’essentiel par les appartements des officiers, dont trois vivaient là avec leurs épouses. Tandis que Bolitho grimpait précautionneusement l’escalier au milieu de gravats, de pièces d’équipements et de vêtements, il essayait d’imaginer le genre de vie que pouvait bien mener une femme dans une fournaise comme Djafou.

Les appartements du commandant se trouvaient tout en haut et dominaient la baie, du côté de la pointe arrondie. Il était assis dans un grand fauteuil à haut dossier et esquissa un mouvement pour se lever lorsque Bolitho entra chez lui, suivi de Bickford et d’Allday. Il portait une longue barbe grise, son visage avait la couleur d’un vieux parchemin fané, et Bolitho en déduisit qu’il avait dû subir les fièvres plus d’une fois. C’était un vieillard, ses mains décharnées reposaient sans vie sur les accoudoirs du fauteuil. On lui avait probablement confié cette responsabilité parce que personne n’en voulait, ou parce que personne ne voulait plus de lui.

Il parlait heureusement un bon anglais, d’une voix douce, courtoise, qui jurait avec ce vieux si tristement banal.

Bickford avait eu le temps de dire à Bolitho qu’il s’appelait Francisco Alava, ex-colonel des dragons de la maison de Sa Majesté Très-Catholique. Désormais et jusqu’à sa mort, il commandait l’avant-poste le plus perdu de tous ceux qu’entretenait l’Espagne en Méditerranée. Sans doute avait-il commis quelque erreur d’étiquette ou quelque méfait pour se voir attribuer pareil commandement, songea Bolitho.

— Je vous serais reconnaissant, mon colonel, de bien vouloir me laisser la jouissance de vos appartements.

Le colonel leva ses mains tremblantes avant de les laisser retomber. La maladie, le grand âge, les coups assourdissants des bombes l’avaient laissé sans force.

— Merci de votre humanité, capitaine. Lorsque vos soldats sont arrivés, j’ai eu peur qu’ils ne massacrent tous mes gens.

Bolitho esquissa un sourire : si Giffard entendait ses fusiliers se faire traiter de soldats…

— A l’aube, nous verrons ce que nous pouvons faire pour remettre les défenses en l’état.

Il s’approcha d’une fenêtre grande ouverte et se pencha pour regarder en bas, où les tourbillons du courant agitaient l’eau dans l’obscurité.

— J’attends incessamment d’autres bâtiments et un vaisseau que je vais devoir échouer pour effectuer des réparations sur la coque – il se tut, se retourna et quitta la fenêtre si brusquement qu’Allday tressaillit. Vous le comiaissez, mon colonel : le Navarra.

Il vit un éclair traverser l’œil du vieillard, juste une fraction de seconde. Mais l’autre agita un peu les mains en répondant :

— Non, je ne le connais pas, capitaine.

Bolitho retourna à la fenêtre : il mentait, c’était un indice de plus qui montrait que Witrand avait bien l’intention de se rendre en ce lieu désert. Le brick était probablement ce bâtiment qui devait se charger de son transfert à la mer.

Mais chaque chose en son temps. Il fallait lui laisser le temps de changer d’avis, de décider où se trouvait son intérêt, maintenant que ses défenses étaient tombées.

— Accompagnez-le dans une autre pièce, ordonna-t-il d’un signe à Bickford, et veillez à ce qu’il reste à l’écart de ses officiers.

Tandis qu’il se dirigeait d’un pas hésitant vers la porte, Sawle entra de l’autre côté, la chemise souillée et déchirée, tenant négligemment sa veste sur le bras.

— Vous vous êtes magnifiquement comporté.

Bolitho vit une lueur nouvelle passer dans son regard, une espèce d’excitation contrôlée, une confiance en soi née de cette action dangereuse qu’il avait menée à bien. En fait, il avait eu moins peur que peur de montrer sa peur. Maintenant qu’il avait survécu, il attendait sa récompense et le reste.

— Merci, monsieur, répondit Sawle – il n’essayait même pas de cacher sa nouvelle arrogance ni son air triomphant. Ce n’était pas grand-chose.

« Toi, mon garçon, tu penses que cela a été facile, maintenant que le danger est passé. » Il continua à voix haute :

— Mettez-vous aux ordres de Mr. Bickford.

Allday le regarda partir avant de murmurer :

— Espèce de belette, va !

Bolitho lui demanda sans le regarder :

— Allez donc vous occuper de Mr. Lucey.

Puis il se laissa tomber dans le grand fauteuil du colonel, ses jambes le lâchaient. Il ajouta :

— Voyez à me trouver quelque chose à boire, je me sens le gosier sec à périr.

Une fois seul, il inspecta la pièce sombre et nue. Un jour peut-être, après avoir reçu une méchante blessure ou s’il devenait invalide, on lui confierait à lui aussi une tâche comme celle d’Alava. Un poste perdu où, sous le titre pompeux de gouverneur, il passerait ses jours en essayant de dissimuler son amertume, son mal du pays, le dégoût de ses subordonnés.

Il comprit que ses paupières commençaient à tomber lorsque Giffard entra dans la pièce sans qu’il eût rien entendu.

— Mes hommes ont retrouvé Mr. Calvert, monsieur – il semblait gêné. Il errait tout seul comme au bord de la folie.

— Et les autres ?

— Pas trace des trois marins ; il portait sur son dos l’aspirant – il se voûta un peu. Mais il est mort aussitôt.

— Qui était-ce ?

— Mr. Lelean, monsieur.

Bolitho se frotta les yeux pour essayer de chasser la fatigue aussi bien que l’inquiétude. Lelean, Lelean ? Mais qui était-ce donc, déjà ?

Puis il se souvint : Keverne, penché par-dessus la lisse de dunette pour communiquer ses ordres aux batteries, trois aspirants apeurés, l’un avait la figure couverte de boutons. Lelean, il devait avoir quinze ans.

— Demandez à Mr. Calvert de venir au rapport – il regarda Giffard, qui était tout rouge. Je souhaite le voir seul.

Allday arriva avec une grande carafe remplie d’un vin rouge sombre. Il était très amer, mais pour l’heme il lui parut meilleur que le bordeaux le plus fin à la table d’un amiral.

— Mr. Calvert est ici, capitaine.

— Faites-le entrer et attendez dehors.

Il regarda Allday qui sortait, manifestement désapprobateur.

Calvert vacillait de fatigue, il regardait Bolitho d’un air hagard et semblait sur le point de tomber.

— Détendez-vous, monsieur Calvert, et prenez un peu de ce vin, cela vous rafraîchira.

Calvert secoua la tête :

— Non, il faut que je parle, monsieur – il fut pris d’un grand frisson. Je ne peux penser à rien d’autre.

Et d’une voix étrangement égale, brisée par moments, il commença à raconter son histoire.

A partir de l’instant où le canot l’avait déposé à terre, les choses avaient commencé à mal tourner. Les trois marins faisaient semblant de ne pas comprendre ses ordres, sans doute pour mesurer l’incompétence de l’enseigne, objet des commérages de tout le bord.

Lelean, l’aspirant, avait bien essayé de rétablir un peu de discipline, mais il avait fini par se décourager en voyant que Calvert n’arrivait pas à se sortir d’affaire avec trois malheureux marins.

Ils s’étaient enfoncés dans les terres en s’arrêtant fréquemment : l’un ou l’autre des trois hommes se plaignait d’avoir mal aux pieds ou d’être fatigué, toutes les excuses étaient bonnes pour se reposer. Calvert s’était plongé dans la carte approximative qu’il avait en sa possession et avait tenté d’évaluer la distance jusqu’aux piquets de Giffard.

— Et je me suis perdu, finit-il par lâcher. Lelean a bien essayé de m’aider, mais ce n’était qu’un petit garçon. Lorsque je lui ai dit que je ne savais pas où nous étions, il s’est levé et m’a répondu que je devais le savoir – il leva les mains. Et puis, il y a eu cette attaque. Lelean a été touché par une balle de mousquet et deux des matelots ont péri sur le coup. Le troisième s’est enfui et je ne l’ai plus revu.

Bolitho devinait à son visage décomposé la terreur qu’il avait dû ressentir dans l’obscurité lorsque la mort l’avait frôlé. Il s’agissait sans doute d’indigènes qui rôdaient comme des chacals pour récupérer les restes quand les Espagnols et les Anglais auraient terminé de régler leurs affaires.

— J’ai porté Lelean pendant des milles, poursuivit Calvert. Nous nous cachions parfois dans les buissons, nous entendions les autres parler ou rire.

Il fut pris d’un sanglot.

— Et Lelean qui ne cessait de répéter qu’il me faisait confiance pour le ramener – il leva les yeux vers Bolitho, des yeux embués et brouillés. Il me faisait vraiment confiance !

Bolitho se leva, remplit un gobelet de vin et le mit dans la main de Calvert. Elle tremblait.

— Et où les fusiliers vous ont-ils trouvés ?

— Dans un ravin.

Il laissa tomber un peu de vin qui dégoulina sur son menton et sa chemise, comme du sang.

— Lelean était déjà mort, sa blessure devait être plus grave que je n’avais cru. Je ne voulais pas l’abandonner comme cela, c’est le premier qui m’ait jamais fait confiance. Je savais… – il s’effondra – … je croyais que personne ne viendrait à notre recherche, il y avait l’assaut, tout le reste.

Bolitho prit doucement le verre vide entre ses doigts affaiblis.

— Allez vous reposer, monsieur Calvert ; demain, cela ira sûrement mieux.

Il le regarda droit dans les yeux : demain ! mais ils y étaient déjà…

Calvert lui répondit avec une détermination nouvelle :

— Je n’oublierai jamais que vous avez envoyé des hommes à ma recherche – et plus faiblement : Mais je ne pouvais pas le laisser là-bas, ce n’était qu’un enfant.

Bolitho se rappelait le commentaire cinglant de Broughton, comme s’il était dans la pièce : Cela lui fera du bien. Peut-être avait-il eu raison, en fin de compte.

— Beaucoup sont tombés aujourd’hui, monsieur Calvert, lui dit-il sur un ton grave. C’est à nous de faire en sorte que leur sacrifice ne soit pas inutile – il se tut avant d’ajouter : Et de faire en sorte que la confiance d’un jeune Lelean ne soit jamais trahie.

Longtemps après le départ de Calvert, Bolitho se laissa retomber dans le fauteuil. Pourquoi diable lui offrait-il ainsi autant de soutien ?

Calvert était un être inutile et il le resterait sans doute. Il venait d’un monde et d’un milieu social dont Bolitho s’était toujours méfié et qu’il avait souvent méprisés.

Était-ce parce que la mort de l’aspirant avait fait jaillir en lui une petite étincelle ? Pouvait-on s’accrocher à ce genre d’idées pendant une guerre qui dépassait l’entendement et rendait caducs les sentiments traditionnels ?

Ou peut-être avait-il considéré Lelean comme s’il était son neveu ? Mais aurait-il été juste d’ajouter encore au désespoir de Calvert, alors qu’il savait qu’il aurait agi de la même manière si Adam avait été dans le ravin ?

Lorsque les premiers rayons grisâtres de l’aube touchèrent le mur dans la chambre du colonel, Bolitho, dans son fauteuil, dormait d’un sommeil de plomb, se réveillant de temps à autre pour repenser à ses doutes, aux problèmes qui l’attendaient.

En haut du donjon, Bickford était déjà debout et contemplait le soleil levant. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, il fit signe à un marin qui se trouvait là.

— On est bien, pas vrai ?

Il souriait sans pouvoir s’arrêter, il avait fait son devoir, il était vivant.

— Envoyez les couleurs ! La Coquette en restera sur le cul !

 

A midi, Bolitho monta au sommet du donjon et se pencha par-dessus le parapet pour voir ce qui se passait dans la baie. Juste après l’aube, la Coquette, suivie par l’Hekla d’Inch, avait embouqué l’étroit chenal au pied de la forteresse. Moins d’une heure plus tard, ils avaient été rejoints par le Navarra en fort mauvais état et qui donnait de la bande. Les canots faisaient des allées et venues incessantes entre les bâtiments et la terre et, d’autre part, entre l’avant-poste des fusiliers, sur la pointe, et les piquets installés sur la chaussée. Il était difficile d’imaginer à quel point l’endroit avait pu être désert.

Il leva sa lunette et la dirigea dans la direction de la galiote au mouillage. Il découvrit enfin Bickford et son détachement qui fouillaient systématiquement les maisons à terrasse construites au fond de la baie. Giffard lui avait déjà dit que le village – s’il méritait ce nom – était pratiquement désert. Les bateaux de pêche dont ils s’étaient emparés avant leur première attaque étaient délabrés et n’avaient pas dû servir depuis des mois. Comme le village, c’étaient les vestiges d’une vie fantôme…

La seule capture intéressante avait été celle du brick, la Turquoise. C’était un bâthnent marchand armé seulement de quelques quatre-livres hors d’âge et de pierriers. Remise en état et convenablement armée, la Turquoise rajouterait de la valeur à la liste navale. Elle représentait également un commandement possible pour un jeune officier, et Bolitho s’était promis qu’elle irait en récompense à Keverne.

Il déplaça légèrement la Innette pour la pointer sur le Navarra, qui s’approchait de plus en plus de la plage. Le pilote envoyé à son bord pour en prendre le commandement avait fait voile aussi vite qu’il avait pu dès qu’il avait vu le pavillon britannique flotter sur la forteresse. Les réparations de fortune commençaient à lâcher et c’est tout ce qu’il avait pu faire pour rallier Djafou le plus vite possible, avant que la mer gagnât son combat contre les pompes.

Bolitho se réjouissait que Keverne eût choisi cet homme. Un marin un peu moins malin aurait exécuté le dernier ordre reçu, à savoir rester au large jusqu’à l’arrivée de l’escadre, de peur d’encourir le mécontentement de ses supérieurs. S’il avait agi ainsi, la prise aurait été perdue à cette heure car, moins de trente minutes après son arrivée, le vent était complètement tombé et la mer, de l’extrémité des caps à l’horizon, ressemblait à un miroir bleuté.

Des chaloupes s’affairaient autour du bâtiment basculé sur le flanc, il voyait les détachements envoyés par les autres bâtiments occupés à décharger les vivres et les espars les plus lourds, les ancres et les pièces d’artillerie, afin d’alléger la coque au maximum avant l’échouement sur la plage.

Comme dans le cas de l’équipage du petit brick, qui s’était rendu sans le moindre murmure de protestation, l’arrivée de l’équipage et des passagers du Navarra posait un autre problème. Il les voyait, alignés sur la plage, et les robes vives des femmes contrastaient vivement avec la couleur du sable ou des collines noyées de brume qui s’élevaient derrière le village. Il fallait les nourrir, les loger, les protéger aussi contre les indigènes en maraude qui se trouvaient peut-être toujours dans les environs. La chose n’allait pas être simple et il doutait fort que Broughton vît dans leur présence autre chose qu’une source d’ennuis supplémentaires.

L’escadre se trouvait probablement juste derrière l’horizon et il imaginait fort bien l’amiral en train de fulminer, enrageant de se retrouver encalminé, ne sachant pas si l’attaque avait réussi ou échoué. Le manque de vent était également un avantage, car, si Broughton ne pouvait rallier Djafou, l’ennemi ne le pouvait pas davantage.

Il entendit des bruits métalliques sur le rempart inférieur. Fittock, le canonnier, s’activait à déplacer un canon monté sur son affût de fer, de façon à leur permettre de remettre à peu près en état la maçonnerie. Ces canons avaient déjà montré qu’ils pouvaient très bien interdire l’accès à de gros bâtiments de guerre. En y ajoutant l’Hekla mouillé au beau milieu de la baie, avec son air innocent, même une attaque en force menée par des fantassins à partir de la côte représentait un gros risque.

Il laissa retomber sa lunette et s’éventa un peu à l’aide de sa chemise qui lui collait à la peau comme une serviette chaude. Plus il réfléchissait à ce qu’ils avaient découvert à Djafou, plus il se disait que l’endroit ne pouvait pas faire une base digne de ce nom. Il croisa instinctivement les mains dans le dos et commença à arpenter avec méthode les pierres chauffées par le soleil. Il retrouvait spontanément dans sa déambulation la largeur exacte de sa dunette à bord de l’Euryale.

S’il avait exercé lui-même le commandement, aurait-il adopté une conduite différente de celle de Broughton ? Rentrer à Gibraltar et admettre son échec, ou poursuivre plus à l’est dans l’espoir de découvrir une baie ou un estuaire qui fasse l’affaire, sans en informer le commandant en chef ?

Son fourreau battait contre sa hanche et il laissa revenir ses pensée sur le corps à corps effroyable de la nuit. Chaque fois qu’il se laissait entraîner dans ces raids téméraires, il réduisait un peu plus ses chances de survie. Il le savait, mais ne pouvait s’en empêcher. Il savait que, aux yeux d’un Furneaux et de quelques autres, c’était la vanité qui le poussait, un lancinant désir de gloire, au point qu’il en abandonnait ses fonctions de capitaine de pavillon pour prendre part à ces razzias dangereuses. Mais comment aurait-il pu leur expliquer ses véritables motifs, alors qu’il ne les comprenait pas lui-même ? Ce dont il était sûr, c’est qu’il ne laisserait jamais ses hommes risquer leur vie dans l’exécution d’un plan plus ou moins nébuleux sorti de son cerveau sans en partager avec eux le succès ou l’échec.

Il sourit intérieurement : voilà pourquoi il ne parviendrait jamais au rang d’amiral. Il continuerait à mener combat après combat, à transmettre son expérience aux officiers à peine formés que l’on désignait pour combler les trous creusés par la guerre. Et puis, un jour, à un endroit comme celui-ci ou sur le pont d’un bâtiment, il paierait son dû. Comme toujours, il fit une prière fervente pour que la mort vînt le prendre d’un seul coup, comme une porte que l’on claque. Mais il savait aussi que cette issue était très improbable. Il pensait à Lucey, à tous ceux que l’on avait descendus dans les grandes salles du bas transformées en hôpital. Le chirurgien de la Coquette faisait certes son possible, mais beaucoup d’entre eux allaient agoniser lentement, sans autre remède à leurs souffrances que le vin de la forteresse. Dieu soit loué, il y en avait à profusion.

Il s’arrêta près des créneaux et vit un canot quitter la Coquette puis se diriger vers le fort. Un autre canot quittait au même moment la galiote. Il avait été tellement absorbé dans ses pensées qu’il en avait oublié l’invitation à dîner qu’il avait lancée à Inch et au capitaine Gillmore. L’un ou l’autre avait peut-être une idée, même vague, qui lui permettrait de le confirmer dans son analyse sur le peu de valeur stratégique de Djafou.

Un peu plus tard, alors qu’il se tenait avec les deux capitaines dans la chambre du commandant à partager une carafe de vin, il s’émerveilla de l’aisance avec laquelle ils arrivaient à discuter, à comparer leurs points de vue sur le bref combat qui venait de se dérouler. On aurait eu du mal à croire qu’aucun d’eux n’avait dormi plus d’une heure d’affilée ni qu’ils ne trouveraient le temps pour récupérer dans un avenir proche. La marine était une école d’endurance sans pareille. Des années de quart, de petits sommes volés entre la manœuvre des voiles et les prises de ris, les postes de combat, les réparations au sortir d’une tempête, le tout dans les pires conditions imaginables. Cela vous faisait de l’être le plus paresseux quelqu’un capable de tenir indéfiniment sans prendre de repos.

Inch en était à raconter à ses commensaux avec quelle excitation l’Hekla avait reçu des fusiliers la nouvelle de son premier coup au but lorsque Allday vint leur annoncer que le lieutenant Bickford était rentré de son expédition.

Ledit Bickford semblait épuisé, son uniforme était couvert de sable et de poussière, et il engloutit son verre avec une satisfaction non dissimulée.

— J’ai bien peur que nous ne soyons tombés dans un endroit terrible, monsieur – il hochait la tête en revoyant ce qu’il avait découvert – l’endroit est abandonné depuis des années. Par les villageois, en tout cas.

— Allez, le reprit Gillmore sur le ton de la réprimande, vous n’allez tout de même pas nous dire qu’il s’agit de lutins !

— Non monsieur – Bickford était visiblement bouleversé. Nous avons découvert un grand trou derrière les maisons. Bourré d’ossements humains. Plusieurs centaines de gens ont dû être jetés là-dedans et proprement nettoyés par la vermine qui vit dans les rochers.

Bolitho sentit un froid de glace l’envahir. Il était là, il n’avait rien vu. C’était le morceau qui manquait au puzzle.

— La plupart des maisons sont vides, poursuivait Bickford, mais il y a des chaînes…

Ils se tournèrent d’un même mouvement vers Bolitho lorsqu’il laissa tomber :

— Des esclaves.

Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi cette lenteur à se rendre à l’évidence. Peut-être son cerveau avait-il inconsciemment refusé de l’admettre. Quel autre genre de commerce pouvait bien avoir attiré Draffen autrefois dans ces parages ? Un commerce qui l’avait entraîné aux Antilles, là où il avait rencontré Hugh pendant la Révolution ? Les Maures avaient bâti cette forteresse pour protéger et au-delà leur révoltant trafic d’êtres humains. D’autres étaient venus après eux : pirates barbaresques, marchands d’esclaves arabes, qui allaient chercher très loin leurs victimes et les rassemblaient ici, pour alimenter leur prospère négoce.

Les choses avaient été d’une facilité déconcertante pour Draffen. Sous l’air innocent d’un patriote essayant de contribuer à la reprise des opérations anglaises en Méditerranée, il avait en fait agi pour ses propres intérêts à venir. En utilisant Broughton aux fins d’anéantissement de la garnison espagnole, il avait placé ses pions pour assurer la poursuite de son approvisionnement.

— Ils devaient arriver ici de plusieurs endroits, poursuivit Bolitho : il y a des sentiers de caravanes dans les montagnes, elles doivent les utiliser depuis des siècles.

Il avait du mal à dissimuler son dégoût.

— Aux Antilles et en Amérique, je suis sûr qu’il y a des gens qui font fortune aux frais de ces malheureux.

— Mais le trafic des esclaves a toujours existé, fit Gillmore, un peu gêné.

Bolitho le regarda droit dans les yeux :

— Le scorbut a toujours existé, ce n’est pas une raison pour qu’on n’y remédie pas !

Gillmore se cabra :

— Dieu, que je déteste la terre ! Dès qu’on la touche, on se sent infecté, dégoûtant !

— Sir Hugo Draffen ne va pas être très content, monsieur, remarqua Inch.

— Exactement.

Bolitho remplit leurs verres, la carafe tremblait dans sa main. A discuter ainsi avec des gens comme lui, les choses pouvaient paraître simples. Mais il savait d’expérience que rien ne semblait si évident ni si tranché dans l’atmosphère austère d’une cour martiale, à des milles de l’endroit où les faits s’étaient produits et plusieurs mois peut-être après. Draffen était un homme d’influence, l’ampleur de ses activités le démontrait assez. Broughton lui-même le craignait et beaucoup de gens en Angleterre se rangeraient de son côté. Après tout, c’est lui qui avait repéré une base pour la première incursion d’une escadre en Méditerranée, et, à la guerre, il faut prendre ce que l’on a sous la main. La promesse qu’il avait fait miroiter de trouver de nouveaux alliés pour gêner le trafic côtier de l’ennemi pouvait très bien servir de paravent à des ambitions plus personnelles.

Il s’approcha lentement de la fenêtre et sentit leurs regards dans son dos. Il pouvait lui aussi faire semblant de ne pas avoir découvert les manigances de Draffen, tout comme il leur tournait le dos. Capitaine de pavillon, il n’avait pas grand-chose à dire lorsqu’il s’agissait des grandes décisions. Personne ne le lui ferait payer, nul ne l’en blâmerait. Tant que la marque de Broughton flottait sur cette escadre, c’était sa responsabilité.

Il en était encore à se torturer l’esprit lorsqu’il songea brusquement à Lucey, à Lelean, à tous ceux qui allaient encore mourir avant qu’ils eussent réussi à quitter cet endroit détestable.

Draffen avait essayé de le préparer progressivement à cette découverte, se dit-il amèrement. Lorsqu’il lui avait expliqué que l’escadre quitterait Djafou sans tarder, il n’avait pas pensé aux habitants, étant donné qu’il n’y en avait pas. Il n’y avait personne, sinon le passage régulier des esclaves et de ceux qui les gardaient pour le compte de gens comme Draffen. Il était sans doute quelque part sur la côte, à cette heure, en train d’expliquer à son agent ce qu’il attendait de lui pour rendre son triomphe total et durable.

— Combien de temps a-t-il fallu à la Sans-Repos pour aller établir le contact ? demanda-t-il brusquement.

Bickford haussa les épaules :

— Pas plus d’une journée, à peu près, monsieur. Mais elle doit être encalminé elle aussi.

Bolitho se tourna vers lui :

— Dans ce cas, le lieu de rendez-vous ne peut pas être très éloigné – il gagna rapidement la porte. Je vais voir le commandant, faites comme chez vous pendant ce temps-là.

Lorsque la porte fut refermée, Gillmore leur fit remarquer :

— Je ne l’ai encore jamais vu dans un état pareil.

Inch avala son vin :

— Moi, si…

Les autres attendaient la suite.

— … lorsque je servais sous ses ordres, à bord de l’Hypérion.

— Allez, fit Gillmore, vous en dites trop ou pas assez !

— Il déteste la tricherie, répondit Inch. Je doute qu’il reste là tranquillement, avec ce chardon sous sa selle.

Bolitho trouva le commandant assis près de la fenêtre, plongé dans ses pensées. Il ressemblait à un personnage de vitrail.

Il attendit qu’il se tournât vers lui.

— Le temps presse désormais, et nous n’en avons guère. Il existe certaines choses que je dois savoir et je crois que vous êtes le seul en mesure de me les apprendre.

Le colonel leva lentement ses mains décharnées.

— Vous savez que l’honneur m’interdit de parler, capitaine – il s’exprimait sans colère, seulement d’une voix résignée. En tant que commandant, j’ai…

Bolitho l’interrompit immédiatement :

— En tant que commandant, vous avez des obligations envers les gens qui vivent ici. En outre, l’équipage et les passagers du Navarra sont sujets espagnols.

— Lorsque vous vous êtes emparé de Djafou, vous aussi avez endossé cette responsabilité.

Bolitho s’approcha d’une fenêtre et se pencha au-dehors.

— Je connais un officier français qui répond au nom de Witrand. Je pense que vous le connaissez également et qu’il est peut-être déjà venu ici auparavant.

— Auparavant ?

Un seul mot, mais dit sur un ton significatif.

— Il est prisoimier de guerre, mon colonel. Mais je veux que vous me racontiez ce qu’il a pu faire dans le temps, ainsi que les raisons de son intérêt pour Djafou. Dans le cas contraire…

Cette fois-ci, c’est Alava qui l’arrêta :

— Dans le cas contraire ? Je suis trop vieux pour céder à la menace.

Bolitho se retourna et le regarda d’un air impassible :

— Si vous refusez, je ferai détruire la forteresse.

Alava se mit à sourire doucement :

— C’est bien entendu votre droit.

— Malheureusement… – Bolitho s’exprimait d’un ton très ferme pour mieux dissimuler son indécision – … je n’ai pas à ma disposition les bâtiments qui seraient nécessaires pour évacuer en sécurité tous ces gens-là ainsi que votre garnison.

Il se détendit un peu, ses paroles commençaient à faire mouche, si l’on en jugeait par le tremblement des mains flétries.

— En conséquence de quoi, bien que les impératifs de la guerre m’obligent à détruire la forteresse et à effacer toute possibilité de menace future, je ne peux vous laisser aucune protection.

Et il se retourna vers la fenêtre. Ce qu’il infligeait au vieil homme lui faisait horreur. Il aperçut Sawle accoudé au parapet, le visage à toucher celui d’une brune Espagnole, l’épouse de l’un des officiers. Elle se rapprochait doucement, et il vit Sawle poser la main sur son bras. Il leur tourna le dos et demanda :

— Avez-vous entendu parler d’un certain Habib Messadi ? – il hocha lentement la tête. Oui, je vois bien à votre air que vous le connaissez.

Bolitho se retourna, irrité, en entendant la porte s’ouvrir violemment, livrant passage au capitaine Giffard. Un fusilier marchait derrière lui, un petit panier à la main.

— Mais, nom d’une pipe, qu’est-ce qui vous autorise à entrer ainsi sans prévenir ?

Giffard restait immobile, au garde-à-vous, les yeux rivés quelque part au-dessus de l’épaulette de Bolitho.

— Un cavalier est arrivé au galop sur la chaussée, monsieur, un Arabe quelconque. Mes hommes ont lancé les sommations et, lorsqu’il a fait demi-tour au grand galop, ils lui ont tiré dessus, sans l’atteindre – il désigna du doigt le fusilier qui se tenait près de la porte. Il a laissé ce panier, monsieur.

— Qu’y a-t-il là-dedans ? demanda Bolitho, soudain inquiet.

Giffard baissa les yeux :

— Ce prisonnier français, monsieur. C’est sa tête.

Bolitho serrait si violemment les poings qu’il sentait ses os craquer. Il réussit pourtant à surmonter la nausée qui le prenait et à regarder Alava.

— Il semblerait que ce Messadi est plus près d’ici que nous ne le pensions, mon colonel – il entendait derrière lui le jeune fusilier qui était pris de haut-le-cœur. Allons-y.

 

Capitaine de pavillon
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